Par Frédéric Guerchoun, Directeur juridique de l’Autorité nationale des jeux (ANJ), docteur en droit.
Quelle est la situation actuelle ?
Un premier constat s’impose : l’existence en France d’une offre illégale de jeux de casino en ligne. Selon une étude réalisée par PwC, en 2023, près de 3 millions de personnes auraient consommé cette offre illégale au moins une fois par mois. Le produit brut des jeux de casino en ligne en France se situerait entre 748 millions et 1,5 milliard d’euros, soit entre 5% et 11% du marché global des jeux d’argent. La tentation est alors grande, et l’interrogation est même légitime, face à de tels chiffres, d’envisager la levée de l’interdiction légale des jeux de casino en ligne. Les opérateurs, en proposant leurs services dans un cadre légal, pourraient non seulement diminuer l’attrait de l’offre illégale, mais également permettre une meilleure régulation et protection des joueurs. Ainsi, de la même manière que le législateur a effectivement asséché en 2010 les offres illégales de paris sportifs et de poker en ligne en ouvrant ces deux secteurs à la concurrence, la légalisation des jeux de casino en ligne, qui serait proposée par des opérateurs en concurrence selon les amendements, permettrait de remédier à ce qui apparaît comme une atteinte grave à l’ordre public. Cela générerait par ailleurs des bénéfices spécifiques pour les joueurs, souvent victimes de délinquants. L’offre de jeux d’argent et de hasard en ligne est punie de trois ans d’emprisonnement et de 90 000 euros d’amende. Ces mesures ne cherchent qu’à protéger un public fragile, n’hésitant pas à créer ou à nourrir une assuétude à leurs jeux. Les atteintes à l’ordre public deviendraient ainsi moins fréquentes, les joueurs seraient mieux protégés, et de nouvelles recettes fiscales seraient également récoltées pour le financement des politiques publiques.
Cependant, l’autorisation des jeux de casino en ligne, plus encore dans un marché concurrentiel, ne serait pas sans susciter certaines difficultés. La première tient à la délicate conciliation de cette ouverture avec le principe général énoncé à l’article L. 320-3 du code de la sécurité intérieure, selon lequel : « La politique de l’Etat en matière de jeux d’argent et de hasard a pour objectif de limiter et d’encadrer l’offre et la consommation des jeux et d’en contrôler l’exploitation ». Si elle a vocation à canaliser dans les circuits contrôlés par l’Etat une population de joueurs déjà existante, cette légalisation des jeux de casinos aura nécessairement pour conséquence de générer de nouveaux joueurs qui ne fréquentaient pas l’offre illégale, ce qui ne va pas dans le sens d’une telle limitation de l’offre et de la consommation des jeux. La difficulté de contrôler les nouvelles zones d’ombre que pourraient créer de tels ajouts à un marché déjà désireux de se développer est une préoccupation légitime à prendre en compte dans le cadre de cette légalisation complexifiée.
Pourquoi les jeux de casinos en ligne sont-ils aujourd’hui interdits en France ?
Trois considérations principales expliquent l’interdiction actuelle des jeux de casinos en ligne. La première concerne la dangerosité intrinsèque des jeux de casino en ligne, qui présentent des caractéristiques favorisant la naissance ou le renforcement de pratiques addictives. Ces jeux affichent souvent des taux de retour aux joueurs très élevés, des rythmes de jeu très rapides, et une illusion de contrôle qui peut s’avérer particulièrement trompeuse. De plus, des stimuli visuels et auditifs attrayants peuvent capter l’attention des joueurs, rendant difficile toute forme de retenue. Les jeux de casinos en ligne sont habituellement regardés comme les plus dangereux parmi les jeux d’argent et de hasard. Il est symptomatique que, selon l’étude de PwC mentionnée plus haut, près de 2/3 des joueurs fréquentant l’offre illégale de casino en ligne, qui représente la majorité de cette pratique, présentaient le profil de joueurs problématiques.
La deuxième raison réside dans la place fondamentale occupée par les presque 200 casinos terrestres présents en France, qui jouent un rôle économique capital dans les communes où ils sont établis, notamment en matière d’emplois et de dynamisme local. La légalisation des jeux de casinos en ligne est crainte par les casinos terrestres, qui redoutent qu’une partie de leur clientèle déserte leur enceinte pour jouer directement depuis chez eux, mettant ainsi en danger leur stabilité économique et leur pérennité. Ceci pourrait entraîner, selon les représentants des casinos, la fermeture de plusieurs d’entre eux, ce qui conduirait à des pertes d’emplois significatives pour de nombreux travailleurs.
La troisième considération découle d’une observation : l’offre illégale de jeux de casino en ligne demeure très présente dans les Etats qui ont autorisé ces jeux. Ainsi, l’ouverture à la légalisation des jeux de casino en ligne n’a pas nécessairement permis d’assécher l’offre illégale, surtout lorsque cette offre autorisée est fortement régulée pour en contenir la nocivité. La propagation d’offres sans contrôle, malgré le cadre légal, peut poser un défi éternel pour les instances régulatrices, engendrant des problématiques similaires à celles antérieures à la légalisation.
Quel encadrement faudrait-il envisager ?
L’autorisation des jeux de casinos en ligne en France par des opérateurs en concurrence ne paraît concevable qu’à la condition d’être strictement encadrée, ce que reconnaissent d’ailleurs les auteurs des deux amendements discutés. Outre le fait que les jeux de casinos en ligne autorisés doivent être définis, leurs caractéristiques doivent être rigoureusement déterminées pour neutraliser au maximum les effets négatifs, notamment le coût social lié à la dépendance. Des mécanismes de protection tels que des modérateurs et des dispositifs d’autolimitation de ces jeux doivent être instaurés (par exemple des plafonds de mises hebdomadaires), la vitesse du jeu devrait être considérablement ralentie, et les mécanismes d’autoplay ou de d’autoreplay doivent être formellement prohibés. Les éléments visuels et sonores des jeux ne devraient pas être trop attractifs, et les gratifications financières (bonus) offerts aux joueurs doivent être limités ou interdits. De plus, les communications commerciales en faveur de ces jeux devront être restreintes, voire totalement bannies dans certains contextes ou zones géographiques. En d’autres termes, les contraintes qui pèsent actuellement sur les opérateurs de jeux de paris sportifs, hippiques et de poker en ligne ne suffisent sans doute pas pour prévenir efficacement les risques de jeu excessif ou pathologique que pourraient générer les jeux de casinos en ligne.